Le Chiffon Rouge: Est-ce que tu peux nous décrire un peu le profil et l'historique de ton entreprise?
Notre entreprise- Narvik à l'origine- a été créée par René Gad, le maire de Lampaul Guimiliau, en 1988. Cela a été une entreprise familiale jusqu'en 1997. Elle a été ensuite revendue à Serge Pasquier, de Cholet. Il n'avait pas dans ses entreprises agro-alimentaires d'entrée de gamme: on s'est mis alors à faire des blinis, des surimis, alors qu'on était spécialisée auparavant dans la préparation du saumon. Pasquier a introduit une façon de travailler qui axait sur la maîtrise, la responsabilisation, le sentiment d'appartenance à un groupe: on nous a fait visiter les usines Pasquier de La Rochelle. C'était un peu du management à l'américaine.
Puis il y a eu la crise du saumon en 2000. Celui-ci s'achetait à un prix très élevé. Pasquier a délocalisé la fabrication des blinis et des surimis à Cholet et nous a laissé une dette de 3 millions d'euros.
En 2001, nous avons été rachetés par Gilles Charpentier, président de Meralliance-Armorik à Quimper, producteur de saumon. Du coup, ça faisait deux sites de production (c'est à dire découpe, préparation du saumon acheté en Norvège): à Quimper et à Landivisiau. En 2004, Charpentier a licencié ou proposé des reclassements à 12 personnes et a rapatrié l'atelier de production à Quimper.
A landivisiau, on préparait des plats traiteurs et leur Expédition. Aujourd'hui, et depuis 2009, on ne fait que du conditionnement et de l'expédition des produits fabriqués à Quimper et en Pologne.
En 2008, il y a eu un Plan Social avec pour motif invoqué la mise en conformité de l'installation frigorifique aux nouvelles normes interdisant en décembre 2014 l'utilisation du gaz Fréon dans ces systèmes, l'investissement n'étant pas économiquement faisable selon la direction sur les deux sîtes de Quimper et Landivisiau.
Charpentier a voulu que 56 salariés en CDI rejoignent le site de Quimper. Deux ont accepté: tous les autres ont refusé.
Heureusement, grâce à un dispositif gouvernemental expérimental et spécifique pour lequel le bassin de Morlaix, sinistré économiquement et socialement, était éligible, plusieurs salariés ont pu se reconvertir – ce qu'ils ont souvent perçu comme une aubaine - grâce à un CONTRAT DE TRANSITION PROFESSIONNELLE (CTP). Pendant un an, ils recevaient 80% de leur salaire net et ils pouvaient accéder à des formations longues.
Ils étaient COACHES dans le cadre du CTP. Les collègues se sont toutes recyclées dans d'autres métiers: assistance maternelle, infirmière, etc. Il faut dire que certaines avaient déjà une formation de base qui les disposait à cela plutôt qu'à devenir ouvrière dans l'agro-alimentaire et le saumon. C'était nettement mieux pour mes collègues de changer complètement de métier en se formant et en acceptant un départ volontaire que, en cas de suppression d'emploi avec une indemnité licenciement minime de se voir proposer de poste que chez Kritsen, le concurrent à Landivisiau, ou à Gad. Quand on vient de l'agro, on ne veut pas forcément y retourner: on sait qu'il y a peu d'avenir dans l'agro et le métier est usant et sous-payé.
Quand on leur a dit qu'elles pouvaient complètement se réorienter, les salariés, des filles souvent, avaient une autre vision du reclassement.
Il n'y a donc pas eu de manifestations, les gens en avaient ras-le-bol. Ils perdaient leur savoir-faire, on ne savait pas si les investissements froid seraient faits et sans ça on ne pouvait plus fonctionner; ils ont choisi de prendre le CTPt pour aller dans d'autres secteurs moins pénibles où ils sont mieux reconnus. La direction savait que les personnes adhéraient au CTP et était moins encline à faire des propositions de reclassement dans le PSE. On a aussi négocié des départs anticipés FNE pour les salariés de +55 ans qui étaient pris en charge par l'Etat jusqu'à leur retraite.
Depuis, il y a un an, on a voulu nous faire changer de nom: passer de « Narvik » à « Meralliance » puisqu'on n'était plus qu'une plate forme d'expédition pour l'ensemble du groupe Meralliance. Derrière des montages juridiques le « simple changement de nom » visait à supprimer l'historique de Narvik. Nous avons demandé l'assistance d'un expert CE. Car puisqu'on changeait de statut juridique on repartait à zéro: tous les acquis tombaient. On a négocié un accord de transfert de tous les accords d'entreprise Narvik et des avantages individuels et collectifs vers la nouvelle société. On craignait aussi d'être revendu plus facilement à d'autres logisticiens.
Depuis peu, on change encore, on nous intègre dans une structure France comprenant Meralliance Logistique Landivisiau, Meralliance production armoric Quimper et Meralliance. La direction veut se developper au niveau européen. La Pologne produit les premiers prix, Esco en Ecosse rachetée l'an passé produit avec ses 340 salariés du frais vendu en Angleterre.A Armoric Saumon fumé Quimper, il y a 340 salariés; en Pologne 120; à Esco en Ecosse 340; et à Landivisiau 70 titulaires et à peu près 100 personnes à travailler avec les intérimaires. En 2004, on était 300 salariés sur le site de Landivisiau. On a perdu 200 salariés depuis.
Le Chiffon Rouge: Comment ont évolué vos conditions de travail?
Il faut savoir que les conditions de travail sont dures. Les gens sont cassés par le boulot, les troubles musculo-squelettiques, les tendinites. On fait des gestes répétitifs port charges, au froid, qui font travailler les épaules, les coudes, le dos, et qui nous esquintent au bout du compte... Si l'on se plaint et revendique des améliorations, la direction répond qu'elle va automatiser.
Aujourd'hui, on est six par lignes. Quatre sur l'automatique. Avec l'évolution de l'automatisation, on pourrait rapidement perdre des emplois. En logistique, ça peut aller très vite. En production, cela exigeait un savoir-faire qui ne s'acquiérait pas en cinq minutes: on mettait des tranches de saumon sur des plaques, il fallait répartir les saumons coupés en grande tranche, apprécier le poids et l'aspect de chacune, les répartir sur la plaque afin d'avoir un rendu uniforme, esthétique, correspondant au cahier des charges établi sans pertes.
En 2008, on nous a enlevé notre métier: on reçoit désormais des produits déjà préparés de Quimper et de Pologne.
On ne fait plus que du sur-conditionnement et de l'expédition. Il n'y a plus de savoir-faire très loin à avoir. C'est pourquoi, depuis le plan social de 2008, la boîte n'a jamais embauché autant d'intérimaires. Il y a des gens qui sont là 18 mois durant à temps plein: on les maintient dans la précarité sans leur offrir de CDI.
Certains préfèrent rester en intérim plutôt que d'être titularisé. Ils gagnent plus (surtout qu'ils sont quasi assurés d'un boulot à plein temps vu la gestion douteuse des contrats entre agence intérim et ML (délai de carence pas identique à tous...). Selon eux, ils peuvent avoir 2000 euros/mois: or, un CDI ne vous donne qu'à pleine plus que le SMIC grâce à l'ancienneté et aux primes diverses.
Moi, je suis élue du personnel depuis 20 ans J'ai été élue en 1994 déléguée syndicale. J'ai à peu près le double de boulot avec les mandats CE CHSTT et une direction éloignée pas disponible. Aujourd'hui, quasiment tout se passe par mail mais il faut faire encore plus de boulot personnel pour ne pas se faire dépasser par la direction qui ne demanderait pas mieux et laisser passer des choses.
Mon rôle, tel que je le conçois, est la défense des droits des salariés, de maintenir les emplois et d'obtenir des CDI pour que le recours à l'intérim ne soit pas normalisé quand il occupe l'activité normale de l'entreprise. La direction reconnaît pourtant qu'elle risque la requalification du CDI mais les salariés ne contestant pas, cela persiste. C'est pourquoi je me suis battue parfois sans être comprise des collègues.
Le Chiffon Rouge: Quelle est la proportion d'hommes et de femmes parmi les salariés? Il y a t-il des fonctions très différentes dans l'entreprise?
C'est moitié-moitié, par contre parmi les caristes, les précaires, il y a plus d'hommes. Les métiers manuels, à la production, quand il s'agissait de placer les tranches, étaient davantage réservés aux femmes. Aujourd'hui, il y a un petit clivage entre les jeunes de 40 ans et moins qui ont toujours fait de l'expédition depuis qu'ils sont ici, et les femmes de 55 ans et plus qui étaient à la production, qui ont perdu leur métier, sont affaiblies parce qu'elles ont été soumises pendant des années à des cadences en ligne très éprouvantes physiquement. La direction ne se dispense pas de faire plutôt passer les anciennes pour des gens qui refusent le changement. La production, c'était pénible physiquement mais plus intéressant que l'expédition d'un côté, car moins répétitif, plus complexe. Aujourd'hui, nous ne faisons pas un métier dit « basique » selon la direction, sans touche personnelle apporter. Pour autant, ce que je dis aux collègues, c'est que nous n'avons aucune raison de nous dévaloriser. Nous sommes ouvrières et nous devons être fières de l'être. C'est un métier dur, utile, et qui, en plus, ne nous définit pas. Pourquoi est-ce que nous aurions à rougir d'exercer ce métier là?
Le Chiffon Rouge: Quelles conséquences pourrait avoir la ratification de l'ANI – l'accord dit de « sécurisation de l'emploi » MEDEF-CFDT-Gouvernement – sur une entreprise comme la tienne?
C'est une bombe.
L'ANI, dans un contexte très tendu et avec des personnes comme celles-là, repliés sur leurs intérêts personnels c'est une bombe. Les gens finiraient vite par se tirer dans les pattes car il y a déjà des « jalousies » sans être en plan social. Qu'est-ce que les compétences? Comment peut-on les juger équitablement. Je ne me vois négocier un plan social dans ces conditions.. Les gens entre eux risquent de se tirer dans les pattes: « qu'est-ce vous faites vous, vous n'avez pas de compétences » … Avant, on avait des critères objectifs pour fixer l'ordre des licenciements qui donnaient moins lieu à l'arbitraire: âge, ancienneté dans le poste, situation de famille, situation de handicap qui vous rajoutait des points. Maintenant, la situation de handicap n'est plus considérée: les gens qui ont contracté au boulot des troubles musculo-squelettiques seront doublement pénalisés et ce seront probablement les premiers licenciés.
L'ANI prévoit aussi de transformer le mode d'information des élus du personnel: ils ne pourront plus demander à voir les documents qu'ils veulent, ils auront accès à une banque de donnée globale, où la direction mettra ce qu'elle veut, ce qui l'arrange. Ma crainte, c'est qu'il n'y ait rien dans cette information accessible à tous et tout le temps.
On a peine déjà à avoir des infos.
On va nous enfumer avec l'équivalent des power-points consensuels, lisses et optimistes qu'on diffuse en CA: on ne saura plus rien des mauvais coups qui se préparent. Or, les élus ne peuvent rien faire sans les documents. Ils ont besoin d'une vision économique de ce que l'entreprise est en train de faire. Ils peuvent se faire aider par des experts à condition d'avoir accès aux documents réellement significatifs. Aujourd'hui, le code du travail garantit aux représentants du personnel l'accès aux documents à la demande et selon une procédure très réglée. Demain, avec l'ANI, on risque de n'avoir que des données expurgées, alimentées par les employeurs en fonction de leurs intérêts: on aura un écran, plus d'écrits. Et plus de temps pour le faire comme on veut correctement puisque l'accord met en place des délais pré-fixés et l'expertise sera aux frais du CE donc limité.
De la même manière, avant, un plan social, c'était très réglementé. Désormais, le plan social sera facilité pour l'employeur. Même si les difficultés économiques invoquées sont de l'ordre du prétexte, l'employeur pourra faire avaliser un accord prévoyant des régressions sociales sous la menace de la suppression d'emplois.
Lors de notre plan social de 2008, Charpentier avait invoqué qu'il ne pouvait pas investir sur deux sites en même temps (à Quimper et à Landivisiau) pour se mettre aux nouvelles normes froid industrielles dans la branche froid proscrivant au niveau des chambres froides l'utilisation du fréon. En même temps, ils auraient pu anticiper et faire des travaux. Ils ne l'ont pas fait, ils ont attendu qu'on se rapproche de l'échéance: ça leur a servi de prétexte.
Avec l'ANI, il sera difficile pour les syndicaux de contester en justice des prétextes pour licencier et pour réduire les droits des salariés: seule comptera la menace de la suppression d'emplois permettant aux employeurs de conclure des accords régressifs sous la contrainte.
Chez nous, l'ANI va certainement faciliter les mobilités forcées. Déjà, l'entreprise joue sur la polyvalence et le changement de poste régulier pour éviter les tendinites. C'est une polyvalence imposée. L'entreprise a utilisé 90000€ de fonds de formation professionnelle pour payer un programme de lutte contre les TMS. Un formateur validé par la CRAM afin qu'il revoit l'organisation du travail pour éviter les troubles musculo-squelettiques a établi une « cartographie de la douleur » des différents postes et fait des préconisations en conséquence pour modifier les postes et changer des choses à l'organisation. Les salariés n'ont pas eu leur mot à dire comme ils le souhaitaient. Les salariés sont dépossédés du sens de leur travail et on ne les consulte pas vraiment pour trouver les moyens d'améliorer leurs conditions de travail. L'intervenant extérieur, ça été une caution pour la direction afin de ne pas écouter les salariés.
L'intervenant extérieur, validé par la CRAM, ça été une caution pour la direction car on débutait la négociation pénibilité au travail et sa responsabilité sur la dégradation de la santé par le nombre de TMS relevés était engagée. Elle a aussi profité pour mettre en place la polyvalence imposée qui limite les recrutements nécessaires sans augmenter la masse salariale.
De la même manière, le délai pour poursuivre un employeur aux prud'hommes est raccourci et passe à deux ans et non plus cinq ans. On sécurise la situation de l'employeur déjà en position de force: on facilite les abus et les entorses au droit du travail. On désarme les salariés et le code du travail déjà très souvent bafoué en raison de la faiblesse des effectifs de l'inspection du travail et de la difficulté des salariés à faire valoir leurs droits.
Les indemnités lors d'un plan social seront certainement revues à la baisse: ce sera un forfait à prendre ou à laisser, quelque soit la faute ou l'irresponsabilité de l'employeur.
Avec l'ANI, il n'y aura plus non plus de compensations, de majorations pour les salariés à temps partiel à qui on demande de faire des heures supplémentaires pour s'adapter à l'évolution des commandes. Cela concerne beaucoup de salariés, chez nous, surtout des femmes, qui vont ainsi perdre du pouvoir d'achat. Nous avons beaucoup de temps partiels choisis chez nous (des gens qui travaillent aux 4/5, à 80%): demain, ils n'auront pas le choix de déterminer leur temps de travail, ils n'auront pas de majorations quand ils travaillent davantage.
Le Chiffon Rouge: Est-ce que l'environnement économique de votre entreprise vous semble rassurant pour les salariés de Narvik Meralliance?
Nous ne sommes pas à l'abri d'une nouvelle crise du saumon avec une augmentation fulgurante des prix de la matière première comme en 2003. Déjà, depuis le début de l'année, la matière première a pris 1€ le kilo. Or, les clients pour lesquels nous travaillons, toutes les grandes enseignes de grandes distributions – système U, Casino, Leader Price, Leclerc... - tirent au maximum sur les prix pour accroître leurs marges.
Il y a souvent des appels d'offre. Certains imposent la suppression des étuis. Comme nous travaillons au conditionnement avec étuis, cela impacte directement notre emploi s'ils font ce choix.
La mode en matière d'emballage, de conditionnement, est versatile: cela dépend des tendances marketing, des nouvelles exigences des consommateurs. Comme nous travaillons au conditionnement, nous pourrions perdre notre emploi dans ces conditions. Il faut aussi prendre en compte l'arrivée de l'éco-taxe qui conduirait à 6% d'augmentation des frais de transport et l'augmentation des cours du pétrole. Augmentation qui pourrait difficilement être refacturée au client.
Dans le contexte actuel, ça nous met en danger. En même temps, peut-être qu'en 2008 cela aurait dissuadé Charpentier de centraliser la production à Quimper pour nous envoyer les produits finis pour le conditionnement et l'expédition en justifiant à chaque fois des déplacements de marchandises entre Quimper et Landivisiau.
Nous pouvons aussi craindre la concurrence des autres entreprises: notre concurrent historique Kritsen, Marvin Harvest vient d'acheter le géant polonais MORPOL et depuis ainsi le leader mondial du saumon. MORPOL s'est installé en Bourgogne avec l'appui du conseil général et un financement public conséquent il y a peu, et qui casse tous les prix depuis (cf: http://www.tracesecritesnews.fr/actualite/morpol-batit-une-usine-pour-ses-saumons-en-saone-et-loire-17746).
Propos recueillis le 17 mars 2013. Nos remerciements chaleureux à Danielle Guyot.